Un sentiment de vie
Texte de Claudine Galea
Mise en scène de Jean-Michel Rabeux
Reprise du 7 au 16 avril 2023
au LoKal, à Saint-Denis
Peu de textes contemporains m’importent pour le théâtre, oui, je sais, c’est pas bien, mais ceux qui m’importent m’importent beaucoup. Dès la première lecture Un sentiment de vie m’a extrêmement importé, parce qu’ils est, je crois, de ceux qui inventent leurs auteurs autant qu’ils sont inventés par eux. Il cherche si loin en son autrice qu’il m’y trouve moi aussi, comme un crétin, stupéfait de m’y reconnaître prêt à tuer quiconque veut m’empêcher de tordre le cou à mes destins pré-écrits.
Ce texte d’amour est un texte criminel, « tu pues » dit sa mère à sa fille, petite mort, grande haine. Mais ce texte criminel est un poème d’amour, destiné à, dédié à, son père. La mère est anticolonialiste, progressiste, le père est militaire des guerres coloniales, pied noir, réac, mais il est doux à sa fille et il l’aime. Et sa mère, eh bien, en fait, non. C’est une histoire familiale, toute singulière, toute petite, mais elle s’entremêle si inextricablement à la Grande, la politique, la sociale, l’histoire des guerres, quoi, l’histoire de tous, que tous nous la reconnaissons.
Il faut une langue, une sacrée langue, pour fabriquer ce kaléidoscope. Le texte raconte aussi comment on fait pour écrire, comment c’est un sacré boulot, une perte, il écrit qu’on écrit comme on respire, pour survivre.
Jean-Michel Rabeux
Entretien de Jean-Michel Rabeux avec Victor Roussel - Juin 2021
Victor Roussel : Pourquoi avez-vous choisi de porter ce texte sur scène ?
Jean-Michel Rabeux : Quand j’ai lu Un sentiment de vie, j’ai tout de suite voulu le mettre en scène, sans savoir pourquoi. Ce texte avait quelque chose de secret et de très familier à la fois. C’est un monologue tout simple, presque dénudé, une voix dont on entend l’accent et qui dit déjà la famille, le soleil, les paysages du sud et les courses d’une enfance joyeuse et terrorisée. Ce sont autant de bribes de souvenirs. À nous de recoller ces bribes avec nos propres bribes pour faire spectacle.
V. R. : Vous avez déjà monté plusieurs textes de Claudine Galea. Quels liens entretenez-vous avec son écriture ?
J-M. R. : Pour décrire ce qui me lie à Claudine Galea, je pense à cette phrase de Pascal Quignard : « On doit chanter ce qu’on n’a pas le droit de chanter ». Je me retrouve dans la façon qu’elle a de travailler à partir des joies et des douleurs de l’enfance. Bien sûr, ce sillon a déjà été labouré mais Un sentiment de vie parvient à faire entendre un paradoxe amoureux terrible, une enfant prise entre la tendresse d’un père et la violence d’une mère. Le texte cherche ainsi à dire l’amour ou la haine qu’on ressent pour un parent, avec cet étrange mélange de hargne et de pudeur, les non-dits douloureux et, en contrepoint, l’émerveillement d’une enfant. Les mots ont du mal à venir. L’autrice cherche désespérément comment faire. Je suis très touché que Claudine Galea ait le courage d’écrire comment elle parvient, et parfois ne parvient pas, à écrire sur ce sujet-là. Car le texte tournoie sur lui-même, il est toujours menacé par l’impossibilité de dire les choses…
V. R. : Un sentiment de vie est aussi le texte d’une autrice en train d’écrire. Comment mettre en scène et jouer une autrice au travail ?
J-M. R. : Il faut d’abord dire que l’écriture de Claudine est très physique. Elle écrit avec sa chair, elle reste toujours très proche de son corps. Elle n’est pas cérébrale, je dirais plutôt qu’elle a l’intelligence du paysan qui trace son sillon, du sculpteur qui façonne son morceau de bois tout en sachant que le réel sera toujours inaccessible. Comme Alberto Giacometti qui disait avoir compris qu’il était impossible de faire une peinture ou une sculpture telle qu’il la voyait dans la réalité, et « qu’il fallait abandonner le réel ». L’écriture est aussi un travail physique, comme le métier d’acteur. Moi, pour faire entendre un texte, j’ai besoin du corps des acteurs et des actrices. Non, c’est trop réducteur… j’ai besoin de leur humanité, de leur chair, de voir l’expression physiologique de leur bonheur et de leur douleur, et donc la manière dont ils éclairent et prolongent un texte grâce à leurs sensibilités.
V. R. : Un sentiment de vie parle aussi de la place de la littérature dans nos vies et dans nos corps…
J-M. R. : Tout à fait. Claudine s’est d’ailleurs décidé à écrire ce texte sur son père en lisant ce que Falk Richter écrit sur le sien. C’est la lecture qui a déclenché l’écriture. Et dès le début, il y a quelque chose de charnel, il y a deux corps qui se frôlent : Claudine raconte qu’elle a croisé Falk Richter dans le hall d’un hôtel à Strasbourg. Une rencontre inattendue, furtive, mais la présence physique de Richter l’a accrochée, puis les mots du dramaturge l’ont comme encouragée à chercher les siens pour « chanter » son amour pour son père. La littérature a toujours nourri la vie de Claudine, elle lui a permis de s’extraire d’elle-même, ou plutôt de se forger un elle-même qui lui appartienne. C’est assez stupéfiant de voir à quel point la littérature est vitale pour elle, comme du sang dans ses veines ! Cela la maintient en vie. À la fin d’Un sentiment de vie, elle nomme plusieurs artistes qui sont morts d’avoir écrit, ou de n’y être pas parvenu, comme Virginia Woolf, Jakob Lenz, Nina Simone, Sylvia Plath… C’est quelque chose de très concret pour elle : ces artistes, et bien d’autres évidemment, l’accompagnent dès qu’elle écrit. Personnellement, je m’accroche plutôt à un visage en vrai, ou à une peinture : je vois un Velasquez et j’ai envie de faire un spectacle… Claudine, elle, lit en permanence. Et quand elle ne lit pas, elle part marcher en montagne. Moi, je suis plutôt marin, mais peu importe ces différences, comment l’art sauve sa vie sans cesse, je comprends tout à fait. Prendre un stylo plutôt qu’un couteau disait Aragon… Travailler l’imaginaire, cela permet de vivre et, d’une certaine façon, de nous lier aux lecteurs/ spectateurs. En cherchant dans les profondeurs de soi, du singulier, on touche le singulier de l’autre. Je n’ai pas eu la même enfance que Claudine, et ce qu’elle écrit dans Un sentiment de vie m’est parfois étranger, pourtant le texte me bouleverse.
V. R. : Les extraits de textes, de même que la présence d’auteurs et d’autrices du passé, semblent surgir dans la pièce comme par effraction. Est-ce que cela résonne avec votre travail sur scène ?
J-M. R. : Oui, bien sûr, parce que ça se ressemble. Le travail de répétitions n’est pas si éloigné : en tant que metteur en scène, je laisse le texte venir aux acteurs, je ne veux pas savoir à l’avance comment la pièce doit se jouer. Je laisse Claude Degliame et Nicolas Martel découvrir le texte, je les laisse balbutier, puis l’intellect se relâche et parfois quelque chose surgit, le sens arrive par effraction, oui. Par exemple, de manière très concrète, j’avais d’abord l’intuition que les quelques répliques du père devaient être jouées par Nicolas. Mais cela ne marchait pas, et on ne comprenait pas vraiment pourquoi. Longtemps, pendant les répétitions, le père s’est refusé en tant que père, sa voix ne pouvait pas surgir sur scène de la même manière qu’elle surgissait dans le texte. Alors nous avons fait confiance au plateau et la présence de Nicolas s’est décalée d’elle-même. Pour répondre à Claude, il fallait une présence masculine, certes, mais polymorphe, polyvoque, celle d’un Büchner, ou d’un Lenz, d’un écrivain ou d’un musicien, avec lequel Claudine puisse dialoguer. Et hop, le père est revenu, aussi à travers la musique, la chanson, qui est un des points d’amour entre la fille et son père. Le passé vient dans le présent, le théâtre dans le réel, le masculin dans le féminin, tout se mêle dans une forme de rêve.
V. R. : Malgré la présence de la mort, Un sentiment de vie est aussi une pièce lumineuse à bien des égards…
J-M. R. : Ce puissant sentiment de vie – un titre qu’elle emprunte d’ailleurs à Richter – est une lumière qui guide le texte. Il y a la mort du père, la mort qui traine partout, et pourtant il y a aussi cet élan vital qui appartient à Claudine. Une insouciance féroce, une joie très ancienne, archaïque, et un rire qui finit par exploser. Cela a beaucoup compté dans notre travail au plateau. Parfois, oui, c’est très joyeux, et c’est toujours très vivant... À bas la démonstration intellectuelle !! (rires).
V. R. : Claudine Galea dit avoir « emprunté le corps de son père » afin d’écrire. Pour jouer ce monologue, Claude Degliame a-t-elle à son tour emprunté le corps de l’autrice ?
J-M. R. : Je ne sais pas si « emprunter » est le bon mot. Avant les répétitions, Claude a demandé à Claudine de lui parler pendant plusieurs heures, simplement de lui parler. Elle s’est donc bien servi de ce qu’elle connaît ou devine de Claudine et de son œuvre, mais elle a surtout plongé dans la pièce afin de l’éprouver au-delà de la compréhension et même du ressenti. Elle l’a lu jusqu’à trouver la nécessité du texte dans son souffle à elle, dans le timbre de sa voix, dans le mouvement de ses mains... Ça devient véritablement physiologique. C’est tout à fait merveilleux comme découverte, et toujours inattendu, pour elle comme pour moi, et pour Claudine également. Le cœur de notre travail sur scène, le plus difficile et le plus mystérieux, c’est de faire vivre les différentes strates du texte. De trouver comment faire sonner un mot pour qu’on entende sa profondeur, ou au moins faire entendre qu’il y a toujours quelque chose à entendre, que rien n’est gratuit, que chaque mot est une magie faite pour demeurer dans l’imaginaire du spectateur. On peut appeler cela de la magie, très sincèrement. Ici, comme souvent, ça se passe surtout entre autrice et actrice. En tant que metteur en scène, je ne fais que passer. Mon regard est indispensable bien sûr, mais il est aussi tout à fait second.
Propos recueillis en juin 2021
Le décor c’est une scène de théâtre, La mise en scène c’est les acteurs.
Le décor c’est une scène de théâtre, ça tombe bien.
Avec un écran de tulle où se projetteront des images. Les deux protagonistes peuvent se tenir devant, derrière, visibles par transparences, ou bien dissimulés par les images filmées.
Avec un fauteuil XVIIIe, ou peut-être XIXe. Noir. Le plus souvent il accueille le protagoniste masculin, qui, est vêtu d’un costume XVIIIe très marqué.
Avec de la lumière, subtile, pour éclairer le texte, c’est à dire les acteurs, c’est à dire leurs rêves.
La mise en scène c’est les acteurs, ça tombe pas mal non plus.
Un homme est là, qui écoute intensément ou négligemment, silencieusement, sauf quand il chante. Il s’appelle Nicolas Martel, il est acteur, chanteur, danseur. Il est jeune, dans la force de l’âge, comme le père dont parle l’autrice. Il porte un costume XVIIIe, comme Lenz, mais aussi comme le passé, ou comme le théâtre. Où voit-on des costumes XVIIIe mieux que dans les histoires que le théâtre raconte.
Nous sommes au théâtre, c’est à dire que nous sommes là pour le plaisir, et Nicolas joue toutes les cartes des plaisirs de la scène. Il chante (fort bien) du Sinatra évidemment, ou peut-être d’autres choses, peut-être du Bowie, eh oui, costume XVIIIe et Bowie, c’est pas loin. Il danse, il joue de la guitare électrique en chantant, ou pour accompagner l’actrice, la porter, l’emporter, la moquer, l’envoyer en l’air.
Une femme est là aussi, qui elle porte toute la parole de l’autrice, ou bien qui est portée par elle, c’est la même chose. Elle s’appelle Claude Degliame. Si on veut être simple et clair, l’actrice joue l’autrice. Mais cette simplicité ne veut rien dire. L’actrice ne joue aucun personnage, si ce n’est elle-même. Elle se joue elle, au sens où elle se met en jeu. Elle est l’enjeu, la mise de poker posée sur le plateau, pour que les mots la raflent, la pillent, l’épuisent. Parfois c’est elle qui les braque, leur dérobe cette humanité qui fait notre substance à tous, la jette aux spectateurs. Je la vois faire, l’actrice, elle est seule, elle ramasse en elle son intensité, la concentre comme l’athlète avant son saut, elle calcule sa course, l’anticipe, et puis, hop, elle court et s’envole.
C’est ça, ma mise en scène, notre mise en scène. Parce que si c’est surtout moi qui vois, c’est surtout l’acteur qui fait. Ça se fait à trois. A l’origine il y a le verbe, l’auteur, et puis il y a l’acteur, celui qui agit, comme le mot le dit, et enfin, en dernier lieu, le voyant, celui qui voit, moi. On dit metteur en scène, on pourrait dire muse, comme quand on disait l’auteur et sa muse, on peut dire l’acteur et sa muse, la muse c’est moi. Un metteur en scène c’est la muse des acteurs, oui, je sais, c’est peu conforme, mais c’est ce qui s’en rapproche le plus, quant à moi j’en suis sûr. Je parle dans ce cas des acteurs véritables, des créateurs, ceux qui jouent leur peau à chaque spectacle et qui maîtrisent les langues, les techniques infinies de ce qu’on appelle jouer. (Quel mot merveilleux quand on y songe.)
Ps 1 : Autrice, mot d’usage courant du moyen âge à la Renaissance pour désigner une femme de lettre. Il est interdit par l’Académie française à la fin du XVII° siècle. Il vient du latin autrix, il est récurrent chez Saint-Augustin, auctor est son masculin. En français il est le féminin d’auteur, comme actrice est le féminin d’acteur, lectrice celui de lecteur, etc celui d’etc.
Ps 2 : Acteur, mot d’usage courant pour désigner un comédien de sexe masculin. Ex : « Jean-Louis Trintignant est un acteur fantastique. » Son féminin est actrice.
Ps 3 : Acteur, mot d’usage courant pour désigner l’ensemble, ou la fonction, des acteurs, quel que soit leur sexe. Ex : « L’acteur est un être fantasque. » Il n’y a pas de féminin. Le mot actrice utilisée dans ce sens signifierait uniquement les acteurs de sexe féminin.
Ps 4 : L’écriture inclusive étant inutilisable au théâtre je ne l’utilise pas ici.
Jean-Michel Rabeux, janvier 2021
En représentation cette saison
Du 07 au 16 avril 2023 au LoKal, à Saint-Denis
Du vendredi 07 au samedi 15 à 20h30
Le dimanche 16 à 18h
Relâche les 09 et 10 avril
Prix libre : 5€ / 10€ / 15€
Information et réservation au 06.67.50.64.01
Saison précédente
Création au Théâtre de la Bastille, du 27 septembre au 15 octobre 2021
(relâche les dimanches et le jeudi 30 sept)
16 représentations
Distribution
• Lumières Jean-Claude Fonkenel • Régie lumière Lucien Prunenec • Video et son Jéronimo Roé • Costumes Sophie Hampe •Assistanat à la mise en scène Sophie Rousseau
• Production La Compagnie • Coproduction La Compagnie, Théâtre de la Bastille - Paris
Avec l’Aide à la création de la Région Île-de-France.
Un sentiment de vie de Claudine Galea est paru dans la nouvelle collection "Hors cadre" chez Espaces34 le 13 Mai 2021.